L’égalité à géometrie variable

Revenons un instant sur “l’affaire de la place Jacques Amyot”.

Personne ici ne remettra en cause le bonheur que constitue un retour à la “normale” et notamment le plaisir d’aller prendre son café en terrasse.

Dès lors, chacun comprendra que ce 2 juin 2020, date de réouverture des restaurants, brasseries et autres cafés disposants, pour l’heure, d’une terrasse, aidés en cela par une météo propice, les melunais se soient rendus dans leur lieux favoris.

Passons sur la question des gestes barrières aux abonnés absents et de l’étrange mansuétude qui en est découlée qui a déjà fait l’objet d’un article .

En effet, “l’affaire de la place Jacques Amyot” recèle, un problème plus grave encore que la mise entre parenthèse des règles sanitaires.

Elle révèle un mode inégalitaire de gouvernance de la ville.

De quoi parle-t-on?

Le 20 mai 2020, le maire de la Ville de Melun a pris un arrêté afin de réglementer la consommation d’alcool sur la voie publique. Constatant probablement que le dé-confinement du 11 mai précédant avait généré des comportements inappropriés, et bien que la motivation dudit arrêté soit plus générale, Monsieur le Maire a, légitimement, pris les mesures propres à assurer la tranquillité, la salubrité et la sécurité publiques dans les rues de la ville 1 . Pour ce faire, la consommation de boissons alcoolisées relevant des 3ème, 4ème et 5ème groupes 2 a été interdite dans un certain nombre de lieux, rues et places.

L’arrêté précise, dans son article 2 que les mesures visées prennent effet à compter du “20 mai 2020 jusqu’au 31 août 2020, tous les jours de 11h00 à 3h00, sauf les jours fériés”. Cela relève de son pouvoir de police administrative, de sa responsabilité es qualité de maire3 .

Jusque là rien à dire, sauf à préciser que, ces interdictions – dans la mesure où elles sont susceptibles de faire griefs puisqu’elles limitent des libertés – doivent obligatoirement être motivées.

Dans ces conditions, pourquoi alors, 8 jours après l’arrêté initial n°2020-388 du 20 mai, soit le 28 mai 2020, Monsieur le Maire a-t-il cru devoir prendre un nouvel arrêté afin, une nouvelle fois, de réglementer la consommation d’alcool sur la voie publique?

D’autant qu’il prend soin de préciser que ce nouvel arrêté “abroge et remplace” celui du 20 mai 2020.

Qu’avait donc oublié le premier magistrat de la ville dans son premier arrêté qu’il n’ait eu besoin de corriger par ce nouvel acte réglementaire?

Une lecture – certes trop rapide – ne permet pas de répondre à cette question.

A priori, l’arrêté n°2020.424 du 28 mai est un “copier-coller” de celui n°2020.388 du 20 mai: même motivation, même date butoir, mêmes horaires, même sanction (une contravention de 38 euros 4 ).

Dès lors, on pourrait penser qu’il s’agit d’un nouvel exemple de l’inflation règlementaire chronique inhérent à notre fonctionnement Jacobin.

Mais ne dit-on pas que le diable se cache dans les détails?

A bien y regarder, seules deux lignes distinguent les deux arrêtés. Deux lignes ont opportunément disparu: dans le second, au titre des lieux interdits à la consommation d’alcool: la rue Jacques Amyot et la place Jacques Amyot ne sont plus mentionnées!

Pourtant, il suffit de regarder une carte pour constater que la rue Jacques Amyot et la place Jacques Amyot figurent bien dans l’exposé des motifs.

Ce sont des voies semi-piétonnes et piétonnes, à l’instar de la rue du Miroir par exemple.

Qu’est ce qui peut expliquer, à défaut de justifier, qu’à huit jours d’intervalle, ces deux lieux initialement inclus soient in fine exclus de l’interdiction municipale?

C’est en réalité la chronologie des dates qui éclaire sur les motivations occultes de l’arrêté incriminé.

C’est le 28 mai 2020 que le Premier Ministre a exposé la phase 2 du déconfinement 5.

C’est le 28 mai 2020 que nous avons tous appris, non sans une certaine joie d’ailleurs, que les restaurants et bars pourraient rouvrir à compter du 2 juin 2020…

Dès lors, pouvons-nous réellement croire que c’est, par un hasard cosmique, que le 28 mai 2020, Monsieur le Maire de Melun a, sans désemparer, choisi de revoir sa copie et d’exclure de l’interdiction les deux lieux litigieux?

Bien sûr, la liberté constitue toujours le principe et l’interdiction l’exception 6.

Et, bien évidemment, toute interdiction, doit être justifiée, au regard des circonstances propres à chaque espèce non seulement, d’une menace de trouble à l’ordre public de nature à justifier l’intervention d’une telle mesure de police, mais encore de l’adéquation de cette mesure aux faits qui l’ont motivée 7 .

En l’absence de motivation spécifique quid de l’intérêt général supérieur légitimant une telle décision?

Pourquoi, alors que ces deux lieux – en ce qu’ils constituent des voies semi-piétonnes et piétonnes s’insèrant dans un espace plus vaste soumis à interdiction – seraient-ils exclus voire immunisés de la raison pour laquelle les autres seraient protégés par l’interdiction querellée?

Et de quelles protection et interdiction parlons-nous?

Celle des estaminets ou celle des riverains?

Il semble en effet, outre l’absence de justification légale, que l’arrêté n°2020-424 du 28 mai 2020 met en place une rupture d’égalité entre les citoyens de la Ville de Melun.
Or, l’égalité, deuxième mot de la devise républicaine, est un principe constitutionnel 8 qui se situe au sommet de la hiérarchie des normes et qui s’applique à tous. Déclinée en principe général du droit, l’égalité devant la loi et les règlements 9 s’impose aux actes règlementaires tels que les arrêtés d’un maire.

En ce qui nous concerne, cette rupture d’égalité est double.

Elle existe:

– d’une part, entre les exploitants de restaurants et bars qui bénéficient, en raison de la décision du Maire, d’un adoubement ou d’une exclusion

et,

– d’autre part, entre les riverains dont le respect de la tranquillité varie en fonction du positionnement du Maire de notre Ville vis-à-vis des premiers.

Pourquoi donc une telle rupture d’égalité?

Le second tour des élections municipales prévu pour le 28 juin 2020, soit un mois plus tard, jour pour jour de l’allocution du Premier Ministre et de l’arrêté incriminé, ne constituerait-il pas une réponse?

Si l’on ajoute à cela que la communication de ces arrêtés n’a pas été évidente en raison du fait qu’ils ne sont pas accessibles en ligne…

Peut-on espérer, en sus bien évidemment de le déplorer, qu’il ne s’agirait que du seul cas avéré d’excès de pouvoir 10 municipal?

Est-ce vraiment de cette gouverance dont les Melunais ont envie pour les 6 années à venir?

Nous ne le pensons pas.

Notes :

  1. Depuis les lois des 22 décembre 1789 et 8 janvier 1790, le maire garantit localement l’ordre public en assurant la tranquillité publique, la sécurité publique et la salubrité
  2. Rhums, tafias, alcools provenant de la distillation des vins, cidres, poirés ou fruits, et ne supportant aucune addition d’essence ainsi que liqueurs édulcorées au moyen de sucre, de glucose ou de miel à raison de 400 grammes minimum par litre pour les liqueurs anisées et de 200 grammes minimum par litre pour les autres liqueurs et ne contenant pas plus d’un demi-gramme d’essence par litre ;
  3. Aux termes de l’article L2212-1 du code général des collectivités territoriales, Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l’Etat dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l’exécution des actes de l’Etat qui y sont relatifs”. L’article L.2212-2 du même code précise “– La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : 1° Tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques, ce qui comprend le nettoiement, l’éclairage, l’enlèvement des encombrements, la démolition ou la réparation des édifices menaçant ruine, l’interdiction de rien exposer aux fenêtres ou autres parties des édifices qui puisse nuire par sa chute ou celle de rien jeter qui puisse endommager les passants ou causer des exhalaisons nuisibles ; 2° Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d’assemblée publique, les attroupements, les bruits, y compris les bruits de voisinage, les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique ; 3° Le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics ; 4° L’inspection sur la fidélité du débit des denrées qui se vendent au poids ou à la mesure et sur la salubrité des comestibles exposés en vue de la vente ; 5° Le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, tels que les incendies, les inondations, les ruptures de digues, les éboulements de terre ou de rochers, les avalanches ou autres accidents naturels, les maladies épidémiques ou contagieuses, les épizooties, de pourvoir d’urgence à toutes les mesures d’assistance et de secours et, s’il y a lieu, de provoquer l’intervention de l’administration supérieure ; 6° Le soin de prendre provisoirement les mesures nécessaires contre les personnes atteintes de troubles mentaux dont l’état pourrait compromettre la morale publique, la sécurité des personnes ou la conservation des propriétés ; 7° Le soin d’obvier ou de remédier aux événements fâcheux qui pourraient être occasionnés par la divagation des animaux malfaisants ou féroces ; 8° Le soin de réglementer la fermeture annuelle des boulangeries, lorsque cette fermeture est rendue nécessaire pour l’application de la législation sur les congés payés, après consultation des organisations patronales et ouvrières, de manière à assurer le ravitaillement de la population.”
  4. L’article R610-6 du code pénal dispose que “la violation des interdictions ou le manquement aux obligations édictées par les décrets et arrêtés de police sont punis de l’amende prévue pour les contraventions de la 1re classe.”       C’est l’article 131-13 du Code Pénal qui fixe le montant  par classe de contraventions (1 à 5).
  5. “Discours d’Edouard Philppe: toutes les annonces du déconfinement”
  6. Selon la célèbre formule du commissaire du gouvernement Corneille dans ses conclusions sous l’arrêt « B. » (CE, 17 août 1917 : Rec. CE 1917, p. 638) “la liberté est la règle, la restriction de police, l’exception”
  7. Cour administrative d’appel, Marseille, 5e chambre, 3 décembre 2018 – n° 16MA04626; Cour administrative d’appel, Lyon, 4e chambre, 6 avril 2017 – n° 16LY03772
  8. L’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose; “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales
  9. CE, ass., 7 févr. 1958, Synd. propriétaires forêts chênes-lièges d’Algérie : Rec. CE 1958, p. 74 ; AJDA 1958, p. 130, concl. Grevisse. – CE, ass., 22 janv. 1982, A.W. : Rec. CE 1982, p. 33 ; AJDA 1982, p. 440 ; RD publ. 1982, p. 816, note Drago et p. 822, concl. Bacquet
  10. Le contrôle de la légalité interne d’une décision administrative comprend le contrôle de son dispositif, qui permet de sanctionner la violation directe de la règle de droit éventuellement commise, le contrôle des motifs de droit et de fait et celui du ou des buts poursuivis par l’acte, qui peut aboutir à la censure du détournement de pouvoir (annulation de l’acte): c’est ce qu’on appelle le Recours pour excès de pouvoir.